Une barque est suspendue dans le vide, flottant au-dessus de la scène devant un fond couleur mer. Simple élément de décor rappelant les églises des villages de pêcheurs ? Évocation du dénouement de Peter Grimes, quand le bateau du personnage éponyme sombrera ? L’opéra de Benjamin Britten n’a pas encore commencé que Deborah Warner interroge déjà les spectateurs qui prennent place au Palais Garnier en ce soir de première.

Peter Grimes au Palais Garnier
© Vincent Pontet / Opéra national de Paris

Grande spécialiste de Britten, la metteuse en scène britannique – qui fait enfin ses débuts à l’Opéra de Paris – montrera tout au long du spectacle la même intelligence et la même subtilité. Quand Deborah Warner s’écarte de l’œuvre, c’est pour mieux l’éclairer : si elle transforme en cauchemar le procès de Peter Grimes, soupçonné d’avoir tué son apprenti, c’est pour souligner le rythme expéditif du prologue et esquisser les images qui viendront hanter le pêcheur solitaire ; et si elle fait revêtir des costumes contemporains aux personnages d’un livret censé se dérouler vers 1830, elle allège considérablement les décors, de sorte que le village côtier dans lequel le drame se déroule semble sans âge. Car l’histoire de Peter Grimes est universelle et intemporelle : c’est celle d’un individu qui s’efforce de vivre malgré son exclusion de la société sur un simple soupçon, et celle d’une foule qui est plus prompte à condamner les vices supposés de celui qui ne lui ressemble pas qu’à se remettre en question en se regardant dans le miroir. Or Britten le montre bien, et Deborah Warner le souligne à peine, sans pousser jusqu’à une caricature inutile : entre le méthodiste moralisateur insupportable, le « pharmacien » dealer, la vipère accro au laudanum, la tenancière plus ou moins maquerelle de ses « nièces » et les penchants des uns et des autres pour la dive bouteille, ce village qui s’affiche uni à la messe ressemble fort à un troupeau de brebis égarées. Il n’y a guère qu’Ellen, l’institutrice au grand cœur, et Balstrode, le bienveillant capitaine retraité, pour apporter un soupçon d’ouverture d’esprit et de lumière dans cette humanité bien sombre.

Allan Clayton (Peter Grimes) et Maria Bengtsson (Ellen)
© Vincent Pontet / Opéra national de Paris

Malgré les écarts qu’elle opère parfois, Deborah Warner réalise surtout le tour de force de servir l’œuvre de Britten avec une fidélité et une attention remarquables. Pragmatique, la metteuse en scène respecte à la lettre l’organisation des actes et des interludes, ces derniers étant proposés la plupart du temps rideau fermé – ce qui permet de savourer le langage musical riche et sensible de l’ouvrage, de l’aube lumineuse ravélienne (Interlude 1) à la marche sombre d’une passacaille qui se rapproche davantage d’un Chostakovitch (Interlude 4). Mais c’est dans les détails que la metteuse en scène excelle, les moindres déplacements et gestes des personnages collant à merveille avec la musique de Britten, s’attachant à un motif ici, accompagnant là une modulation… C’est du grand art, modeste et insoupçonnable pour qui n’y prendrait pas garde, mais d’autant plus précieux et appréciable.

Si la mise en scène est une telle réussite, c’est aussi grâce à la distribution qui joue le jeu avec des qualités théâtrales qui forcent l’admiration. Allan Clayton notamment laisse pantois, incarnant un Peter Grimes étrange et mystérieux, hanté par des pensées qu’on ne peut qu’imaginer. Vocalement, le ténor est tout aussi exceptionnel, alternant quand il le faut lignes mélodiques blanches et élans héroïques, avec une puissance et une justesse idéales. À ses côtés, Maria Bengtsson met un peu de temps à gonfler les voiles pour passer la fosse mais, sitôt passé le premier acte, son timbre chaleureux et son phrasé sensible font merveille dans le rôle d’Ellen. Simon Keenlyside campe un Balstrode solide et tous les seconds rôles sont à saluer, de Clive Bayley (coroner Swallow à la voix de stentor) à l’ensemble des protagonistes féminins – le quatuor des femmes délaissées au deuxième acte est un sommet de l’ouvrage. N’oublions pas les chœurs, formidables vocalement et effrayants dans leurs scènes de foule galvanisée.

Peter Grimes au Palais Garnier
© Vincent Pontet / Opéra national de Paris

Il n’y a guère qu’au sujet de la fosse qu’on pourra exprimer quelques réserves. L’Orchestre de l’Opéra est en belle forme et ses individualités se distinguent plus d’une fois (superbe solo d'alto) mais la baguette d’Alexander Soddy ne résout pas la difficile équation que soumet Britten, celle d’une musique qui exige à la fois précision et fluidité, rigueur et poésie – toutes ces composantes ne seront pas toujours réunies ce soir. Mais cela faisait bien (trop) longtemps que l’Opéra de Paris n’avait pas rouvert la partition de ce chef-d’œuvre. On ne demandera donc qu’à revoir cette production de Peter Grimes pour en apprécier les innombrables richesses musicales et dramatiques.

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