Il est tard en ce samedi 29 mai mais les supporters français pianophiles ne sont pas malheureux d’avoir veillé derrière leurs écrans : voilà que Jonathan Fournel vient de remporter le fameux Concours Reine Élisabeth après une finale si inspirée qu’il en a fait oublier la compétition, se hissant à la hauteur des espoirs qu’il avait fait naître lors des tours précédents.

Jonathan Fournel au Concours Reine Élisabeth
© queenelisabethcompetition – Derek Prager

Le triomphe de ce pianiste que bien des observateurs français avaient oublié dans leurs pronostics survient deux ans après le sacre retentissant d’Alexandre Kantorow au Concours Tchaïkovski… qui lui-même suivait de quelques mois le Premier Prix remporté par Théo Fouchenneret au plus confidentiel mais toujours très prestigieux Concours de Genève. Un tel tir groupé, inédit dans l’histoire du piano français, n’est pas anodin : c’est un peu comme si Gaël Monfils et Richard Gasquet remportaient respectivement Roland-Garros et Wimbledon après une victoire de Jo-Wilfried Tsonga à Paris-Bercy ! L’école française du piano doit donc être saluée et plus particulièrement les classes du CNSMD de Paris dont sont issus ces trois lauréats… On pourrait même élargir le cercle : 3e prix au Reine Élisabeth après s’être distingué au Concours Long-Thibaud 2019 (2e prix), le Japonais Keigo Mukawa est tout autant issu des rangs de l'institution parisienne.

Tout en soulignant le rôle du Conservatoire de Paris dans ces succès, il faut nuancer ce concept d’« école française de piano ». S’il y a un enseignement à tirer de ces trois sacres, c’est bien qu’il n’existe pas une école nationale monolithique qui produirait des musiciens stéréotypés ; car Fouchenneret, Kantorow et Fournel sont trois artistes aux jeux radicalement différents. Quitte à grossir les traits de chacun, le premier est un sculpteur quand le second se rapproche du peintre et le troisième du romancier : Fouchenneret brille par son engagement sans concession, sa façon de creuser l’instrument pour donner aux œuvres un relief et des dimensions insoupçonnés ; Kantorow donne à son piano mille teintes contrastées et balaie les ouvrages en leur donnant un souffle, une animation sans pareille ; Fournel enfin travaille ses partitions pour les transformer en récits et en peaufiner des péripéties qui, malgré un jeu d’une apparente spontanéité, sont minutieusement préparées.

Les caractères et les styles de ces trois pianistes ont grandi dans un monde qui n’est plus celui des écoles nationales ou, du moins, qui fait se croiser les différentes pédagogies pour donner naissance à de nouveaux musiciens, comme on croise les essences pour créer de nouveaux parfums. Une bonne partie du succès de Kantorow au Concours Tchaïkovski 2019 s’explique par la préparation qu’il a suivie auprès de la pédagogue russe Rena Shereshevskaïa, pour qui la compétition moscovite n’a plus de secrets ; quant au pianiste Sergueï Redkin, il a fait le chemin inverse après son 3e prix au Concours Tchaïkovski 2015, s’installant deux ans plus tard à la Chapelle Reine Élisabeth de Bruxelles pour bénéficier des conseils de Louis Lortie… ce qui n’est sans doute pas étranger à son 2e prix reçu quelques minutes après Fournel le 29 mai dernier. Si les deux lauréats sont tombés dans les bras l’un de l’autre après l’annonce des résultats, c’est d’ailleurs parce qu’ils se côtoient au quotidien en Belgique, étudiant tous les deux auprès du même maître !

Sergueï Redkin au Concours Reine Élisabeth
© queenelisabethcompetition – Derek Prager

Les exemples Redkin, Mukawa, Kantorow sont donc éloquents : derrière le chauvinisme de bon aloi qu’expriment les spectateurs pendant les grands concours internationaux, l’élite pianistique fait son chemin en transcendant les frontières. Alors que la pandémie, le Brexit et la montée des nationalismes un peu partout dans le monde invitent au repli sur soi, c’est un exemple qu’il est bon de rappeler.

La belle actualité des concours internationaux et des pianistes français ne doit cependant pas masquer une interrogation majeure dans ce domaine : où va le Concours Long-Thibaud-Crespin ? On a cru voir la compétition renaître de ses cendres en 2018, quand Renaud Capuçon reprit le flambeau de l’institution d’une manière spectaculaire (jury prestigieux, finales diffusées en direct sur France Télévisions via Culturebox…). Et l’édition 2019 a suivi dans le même esprit sous la direction de Bertrand Chamayou, malgré les polémiques qu'a suscitées l'annonce des résultats.

Mais depuis cette date, c’est la chute libre. Le CD du lauréat 2019 n’est toujours pas paru, les éditions 2020 et 2021 ont été annulées et les trois directeurs artistiques – Capuçon, Chamayou et Dominique Meyer – ont même claqué la porte du concours devant l’inaction du conseil d’administration. Un sursaut est cependant survenu récemment : la nomination le mois dernier de Gérard Bekerman au poste de président de la Fondation Marguerite Long-Jacques Thibaud. Économiste influent (il préside également l'Association française d’épargne et de retraite), passionné de piano (il a fondé le Concours International des Grands Amateurs de Piano), le nouveau président saura-t-il renflouer les caisses de la fondation et déléguer la direction artistique du plus historique des concours français à une nouvelle équipe inspirée ? Il faut l'espérer : au vu de l’état de santé du piano dans l'Hexagone, Paris mérite bien son Reine Élisabeth.