Un pied dans le violon, l'autre dans le journalisme musical : tous les mois, Pierre Liscia-Beaurenaut vous invite à plonger dans l'envers du décor, à la découverte du quotidien d'un jeune musicien professionnel écumant salles de répétition, concours de recrutement et rencontres avec les grands musiciens de notre temps.

Pierre Liscia-Beaurenaut
© Leila Schütz

Vous ai-je déjà parlé de Gunter ? C’est le compagnon de tous mes concerts. Je l’ai pris sous mon aile il y a quatre ans et depuis, il ne me quitte plus. Son dos, uni et sans taches, est magnifique. Il est capable des aigus les plus cristallins, mais surtout, il ronronne dans les graves tel un moteur diesel... Vous l'avez ? Gunter, c'est le petit nom (directement inspiré par son luthier) de mon violon. Mais le temps est venu de le rendre à la fondation qui me l'a confié. Et donc, de trouver son successeur. Pour moi, c'est une véritable odyssée qui commence...

Le marché de la lutherie est soumis à une incessante querelle : celle des anciens et des modernes. Comme le bon vin, un beau violon tire sa force du passage des années : la structure interne des instruments anciens, invisiblement creusée par le son des générations de violonistes les ayant joués, produit un résultat sonore d'une qualité immédiate, et varie assez peu au cours du temps. En contrepartie, l'instrument est généralement peu résistant aux variations de température et d'hygrométrie (ce qui promet à son interprète de longs et solitaires ajustements lors de l'accord sur scène), et peut être déjà fragilisé par des accidents antérieurs. Un instrument moderne, c'est-à-dire fabriqué par un luthier contemporain, n'a pas ces problèmes, et il est généralement bien moins coûteux qu'un ancien. En revanche, acheter un de ces instruments est toujours un pari. Car un instrument moderne est « vert », et sa sonorité le jour de l'achat subira de grandes variations au fur et à mesure des mois passés à le jouer, pour le meilleur... ou pour le pire. De plus, pour convenir aux multiples répertoires qu'un seul violoniste interprète au cours de sa vie (musique de chambre, concours d'orchestre, parties orchestrales...), la sonorité des instruments modernes a tendance à s'uniformiser, pour s'approcher le plus possible de certains standards : brillant dans l'aigu, chaud dans les graves... Il est parfois difficile de retrouver sur ces instruments une sonorité véritablement « typée » comme sur un ancien. Chaque musicien a son avis sur la question : et pendant qu'Amihai Grosz loue l'âme de son alto ancien Gasparo da Salo, sa voisine berlinoise Antje Weithaas ne jure que par son instrument moderne de Greiner. Les goûts et les couleurs...

Le précédent violon de Pierre était en érable moucheté canadien, d'où ce dos si caractéristique
© Pierre Liscia-Beaurenaut / Bachtrack

Dans mon cas, deux autres données entrent en ligne de compte : le temps... et l'argent. Pour obtenir la Rolls Royce des violons moderne, la démarche est la même que pour acquérir certaines voitures de luxe : il faut passer par une liste d'attente, patienter entre 6 mois et 6 ans, et payer entre 6 000 et 25 000 euros. Les violons anciens, eux, sont disponibles immédiatement et, on le sait, atteignent lors de ventes aux enchères des prix faramineux. Mais ce que l'on a plus de mal à concevoir, c'est qu'il n'y a pas toujours de lien entre le prix et la qualité de la sonorité d'un instrument ancien.

« Ce que tu achètes avec un instrument ancien très cher, c'est un nom (les luthiers ont des cotes) et une qualité de lutherie : finesse de la volute, des ouïes, des filets... Généralement, un beau violon d'un bon luthier sonnera très bien, mais ce n'est pas toujours vrai. Tellement de facteurs entrent en compte ! Comme par exemple le fait que certains violons sont composites (avec une table de Stradivarius et un fond d'un luthier anonyme par exemple) ; que certains sont cotés “Stradivari” alors qu'ils ne viennent probablement pas de sa main, mais de celle des apprentis qui officiaient dans son atelier ; et il faut aussi bien vérifier quel certificat d'authenticité est fourni avec le violon », m'explique un ami musicien passionné de lutherie. Totalement perdu dans ce brouillard d'informations contradictoires, j'appelle au hasard une jeune luthière, qui avait il y a quelques années fabriqué le violon d'une amie. « Je te préviens, il y a trois ans d'attente », m'avait dit cette dernière.

Trois ans ! D'ici là, j'aurais pu enregistrer l'intégrale des quatuors de Beethoven avec le Quatuor Métamorphoses, survivre à la neuvième vague du Covid-19, lancer une association d'aide aux victimes de l'alto, bref ! Trois ans, c'est trop long... mais c'est sans compter la crise sanitaire, dont l'influence s'est répercutée jusque dans le petit monde de la lutherie. « Beaucoup de commandes lancées il y a 2 ou 3 ans ont été annulées pendant la crise », m'explique la jeune luthière. « J'ai justement un violon tout neuf, en copie de Guarnerius, disponible à la vente. Tu peux venir l'essayer... »

William H. W. Bicknell, The Violin Maker, 1888 (huile sur toile, Museum of Fine Arts)
© domaine public

Ni une ni deux, je saute dans le train. Et il est là, m'attendant silencieusement sur son présentoir : un instrument d'un rouge sombre, aux ouïes larges et marquées. Je passe l'archet sur les cordes. L'instrument se met en branle, vibre, vrombit entre mes doigts. On sent la résonance facile, ample. « J'ai essayé de maximiser les résonances par sympathie », avance la luthière. Un petit point technique : sur nos instruments dénués de réverbération électrique, tout gain de résonance est bon à prendre. En l'occurrence, les résonances par sympathie s'appuient sur le fait que, lorsque l'on joue un la sur la corde de mi, la corde de la voisine se met elle aussi à vibrer, ajoutant de la rondeur à l'ensemble.

« Il est un peu foufou, mais il devrait se centrer rapidement », m'explique la luthière. C'est le fameux calibrage de la sonorité que j'évoquais plus tôt : on reproche souvent aux instruments neufs de n'être pas « centrés », c'est-à-dire que le son se disperse au sortir des ouïes. Ce qui donne une impression très flatteuse à l'oreille, mais implique que l'instrument ne parvient pas à porter jusqu'au fond d'une grande salle. Après plusieurs mois de travail, si l'instrument est bon, la sonorité se recentre et l'instrument atteint une capacité de projection idéale : on dit qu'il est « timbré ». Ravi, j'emporte l'instrument à l'essai chez moi. En ayant conscience que l'instrument n'est pas de ceux qui sont « faciles à jouer » : le manche est assez épais, assez large, l'instrument est lourd, et demande une pression de l'archet supérieure pour être intelligible.

Le lendemain, répétition du Quatuor Métamorphoses. Je déballe avec hâte l'instrument nouveau-né pour le mêler à ceux de mes collègues. Nous voilà partis dans le quatuor de Debussy... Trois mesures plus tard, ma violon 1 nous arrête. « Pierre, qu'est-ce que c'est que ce violon ? On ne t'entend pas du tout ! »

Je dois me rendre à l'évidence : si ce violon fonctionne très bien lorsqu'il est joué seul, quelque chose ne fonctionne pas en quatuor. Sur le chemin du retour chez la luthière, mille et une questions me trottent dans la tête : mais pourquoi diable ce violon n’a-t-il pas été à la hauteur au sein du quatuor ? Trouverai-je finalement le violon de mes rêves ? Dois-je favoriser mon plaisir individuel ou l'équilibre avec les autres instruments du groupe ?

Une chose est sûre, et je m'en rends compte progressivement : ma recherche ne fait que débuter !

(La suite au prochain épisode...)