« J'aime jouer toutes sortes de compositeurs différents – Mozart, Schubert, Brahms, Debussy, Tchaïkovski – mais interpréter la musique instrumentale d'un compositeur qui connaissait le piano mieux que quiconque est un grand privilège, une grande joie. » Peu de pianistes sont aussi étroitement associés à la musique de Sergueï Rachmaninov que Nikolaï Lugansky et, en cette année de sesquicentenaire, le compositeur figure exclusivement dans ses programmes de récital pour les mois à venir. S'exprimant depuis Vienne, Nikolaï Lugansky s'enthousiasme pour la musique de Rachmaninov, malgré les défis considérables qu'elle représente pour les pianistes.

Nikolaï Lugansky
© Jean-Baptiste Millot

« Techniquement, c'est très difficile à jouer car Rachmaninov était évidemment un pianiste de très haut niveau, probablement le plus grand pianiste aujourd'hui encore », explique Lugansky. De nombreuses preuves viennent étayer cette affirmation. Outre les enregistrements réalisés dans les années 1920 et 1930, après l'exil que Rachmaninov s'était imposé à la suite de la révolution d'Octobre en Russie, il existe quelques rouleaux de piano réalisés pour l'American Piano Company (Ampico), ce qui nous permet d'entendre le jeu de ce grand artiste enregistré avec une qualité de son supérieure.

« J'ai entendu les rouleaux bien plus tard que les célèbres enregistrements, qui sont vieux mais qui sonnent encore avec beaucoup de naturel. Ils font partie des plus grands enregistrements de piano jamais réalisés, malgré la qualité du son. Mais je ne pense pas que nous puissions étudier à partir d'enregistrements – nous étudions la partition, nous étudions à l'instrument, mais les enregistrements sont pour notre plaisir, pour nous rendre heureux, pas pour travailler.

Nikolaï Lugansky
© Marco Borggreve

« Le pianisme de Rachmaninov était fondé sur un enseignement inconcevable, poursuit Lugansky. Il a été envoyé de Saint-Pétersbourg à Moscou pour étudier avec Nikolaï Zverev, où il a reçu une formation impressionnante. » Une formation dont il a gardé un excellent souvenir, malgré la discipline stricte de Zverev : « Il n'a jamais accepté une seule pièce de monnaie de notre part en guise de paiement, raconte Rachmaninov, ni pour les leçons, ni pour la pension (car après tout, nous vivions dans sa maison). Il nous habillait chez les meilleurs tailleurs, nous ne manquions jamais une première, aux théâtres de Moscou – pour une production musicale ou dramatique. »

Bien que la carrière pianistique de Rachmaninov soit fascinante, Lugansky me rappelle que lorsqu'il était encore en Russie, Rachmaninov s'occupait principalement de composer et de diriger. Toutes ses œuvres, sauf six, ont été écrites avant de quitter le pays, période pendant laquelle Rachmaninov a travaillé comme chef d'orchestre, d'abord à l'Opéra Mamontov (Opéra privé de Moscou), puis au Théâtre Bolchoï. « Mais après 1917, lorsqu'il s'est exilé, Rachmaninov a relancé sa carrière de pianiste et a atteint un statut de grand virtuose. » Sa carrière aurait pu se poursuivre du côté de la direction d'orchestre – il a notamment refusé à deux reprises des offres pour diriger le Boston Symphony Orchestra – mais le piano a pris le dessus.

Prélude en do dièse mineur

Il est bien connu que Rachmaninov avait des mains énormes et pouvait plaquer un intervalle de douzième ou treizième. Je demande quelles difficultés techniques cela pose aux pianistes qui s'attaquent à ses œuvres. « Il ne se souciait pas des difficultés que nous, les autres pianistes, aurions à affronter, s'amuse Lugansky. Bien sûr, il écrivait principalement pour lui-même, mais je pense qu'il était certain que sa musique serait jouée par tous les autres pianistes. Je dirais que certains accords sont injouables pour 95% d'entre nous.

« Mais je crois que l'objectif principal que nous, pianistes, devons atteindre est cette polyphonie incroyable qu'on rencontre dans son écriture pour piano : il y a plusieurs voix, plusieurs lignes mélodiques et chaque ligne doit être introduite ou chantée comme s'il s'agissait d'une voix distincte. Avec ses grandes mains, ce n'était pas un problème pour Rachmaninov, c'était extrêmement naturel pour lui de faire ressortir chaque voix, même au sein des accords. Vous pouvez donc entendre les lignes correspondant aux différentes voix. »

Lugansky se souvient de sa première rencontre sur le clavier avec la musique de Rachmaninov. « Quand j'avais 12 ans, mon professeur Tatiana Kestner m'a proposé d'étudier deux des Études-tableaux – l'Op.39 n° 2, qu'il a appelée « La mer et les mouettes », et l'autre, rapide et difficile, l'Op.33 n° 5 en mi bémol mineur, qui est très courte. Nous l'appelons « Tempête de neige ». Ce furent les premières pièces de mon répertoire Rachmaninov et, depuis ce moment, j'en joue beaucoup chaque année, presque toutes ses œuvres pour piano. »

Nikolaï Lugansky
© Nikita Larionov

Les œuvres pour piano les plus connues des auditeurs sont les quatre concertos, en particulier les populaires Deuxième et Troisième, rendus célèbres par des films tels que Brève Rencontre et Shine. Lugansky s'est fait le champion des concertos moins connus, le Premier en fa dièse mineur et le Quatrième en sol mineur.

« J'aime tout ce que Rachmaninov a écrit, mais je dirais que je préfère le n° 1 au n° 2, avoue Lugansky. Le Deuxième est une œuvre formidable écrite par un très jeune compositeur qui, on le sait, se remettait d'une période difficile, silencieuse, et il est plein d'amour, plein de belles mélodies ; c'est l'un des concertos les plus populaires au monde. Mais je pense que le Premier est davantage un chef-d'œuvre – ce n'est que mon opinion ! –, il est très original et comporte des thèmes superbes. Il s'agit de son opus 1, composé à l'âge de 17 ans, c'est donc une œuvre de première jeunesse. Lorsqu'il l'a révisé en 1917, il avait 44 ans et il était un maître, déjà reconnu comme un génie en tant que compositeur, en tant que pianiste, mais aussi en tant qu'orchestrateur – ce qui le différencie de Chopin qui n'a jamais été un grand compositeur pour orchestre. Rachmaninov avait son propre style orchestral original. À cette époque, il avait déjà composé sa Deuxième Symphonie, Le Rocher, L'Île des morts et Les Cloches – et il avait également acquis une grande expérience en tant que chef d'orchestre à l'opéra comme dans le répertoire symphonique.

Chacun de ses concertos pour piano est un monument dans l'histoire du genre, mais le Premier combine cette jeunesse avec une incroyable maturité de grand compositeur qui avait déjà créé sous toutes les formes possibles avec un grand succès. Rachmaninov s'est toujours étonné de savoir pourquoi les gens voulaient toujours le n° 2 mais pas le n° 1. Je me le demande aussi, mais c'est la réalité !

Concerto pour piano no. 1 en fa dièse mineur

« Le Quatrième est une pièce très spéciale, poursuit Lugansky, la première œuvre achevée après le long silence qui a suivi son départ de Russie, bien que les thèmes et les mélodies aient déjà été esquissés lorsqu'il était à Ivanovka. C'est une œuvre dans laquelle Rachmaninov nous parle de lui-même, de son âme pourrait-on dire, et elle a un caractère désespéré, très sombre. Les moments sombres de la musique de Rachmaninov avant et après cette œuvre sont moins personnels (les Danses symphoniques, par exemple, sont très noires, mais très neutres), on y entend un drame, un démon, quelque chose d'« extérieur ». Dans le Quatrième Concerto en revanche, il nous parle aussi d'une sorte de tragédie, mais elle se joue « à l'intérieur » de lui-même. Je peux comprendre pourquoi le Quatrième n'est pas l'une de ses œuvres les plus populaires, mais je l'adore et je le joue depuis mon plus jeune âge. »

Les programmes des prochains récitals de Lugansky présentent les Études-tableaux – pour lesquelles Rachmaninov n'a pas révélé les tableaux dont il était question. « Je ne crois pas en l'artiste qui dévoile trop de ses images, écrivait le compositeur. Laissez [l'auditeur] peindre lui-même ce que chaque pièce lui suggère le plus ». Ce sont les dernières œuvres qu'il composa en Russie. Plus tard, Rachmaninov a ajouté des titres à cinq d'entre elles, qu'il a sélectionnées pour qu'Ottorino Respighi les orchestre, dont Le Petit Chaperon rouge et le Loup (op.39 n° 6). Lugansky vient d'enregistrer les deux séries d'Études-tableaux pour la deuxième fois et avoue que, en tant que pianiste, il a des images mentales pour ces pièces.

Rachmaninov interprétant l'Étude-tableau op.39 n° 6

L'une d'entre elles est très claire. Pour Lugansky, l'Étude en do dièse mineur – une tonalité à jamais associée à son Prélude de jeunesse que Rachmaninov a fini par détester – est associée à l'Enfer de Dante. « Pour moi, c'est tout à fait certain. En termes d'ambiance et de matériau musical, elle est proche de son opéra Francesca da Rimini dans ses représentations de l'enfer, et de l'image du vengeur Lanciotto Malatesta. »

Mais les remarques de Lugansky ne visent surtout pas à donner des explications définitives sur le contenu de la musique. Elles sont plutôt des « points de dialogue » pour les personnes qui découvriraient ces œuvres pour la première fois. « Certaines de ces images ont même changé dans mon esprit depuis mon dernier enregistrement », confie-t-il. Il voit des steppes inondées de soleil (Op.33 n° 2) et des cavaliers tatars passant en trombe (Op.39 n° 3), des tempêtes de neige (Op.33 n° 5) et une mélancolie automnale (Op.33 n° 7), mais ce ne sont que des suggestions, un peu comme Claude Debussy qui ajoutait les titres de ses deux livres de Préludes en notes de bas de page après chaque pièce.

Étude-tableau op.33 n° 7

« En tant qu'auditeur, si je lis une description comme celle-ci, je peux être d'accord ou non. Ce genre de réflexion vous aide à explorer la musique, mais il ne faut pas y accorder d'importance excessive. Cela permet simplement un dialogue avec l'auditeur. » Lorsque Lugansky joue Rachmaninov, la conversation musicale est pleine de richesses.


Cliquez ici pour voir Nikolaï Lugansky en concert.

Article traduit de l'anglais par Tristan Labouret.