On cherche les sièges vides et on en aperçoit peut-être deux ou trois, là haut perchés à gauche derrière l'orchestre. L'Orchestre national d'Île-de-France a son public qui le suit dans les villes de la région parisienne où sa mission est d'apporter la musique au plus grand nombre. Ce « plus grand nombre » n'est pas toujours au courant des us et coutumes : il applaudira à la fin du premier mouvement du Concerto pour piano n° 2 de Brahms – ce qui n'est en rien gênant et se pratiquait autrefois, comme en témoignent de nombreuses bandes de radio américaines et européennes – mais aussi à la fin de chaque mouvement – ce qui ruinera l'enchaînement dans la résonance voulu par Brahms entre les troisième et quatrième, couvert par le bruit ainsi que la première mesure du finale. 

L'Orchestre national d'Île-de-France dirigé par Lio Kuokman
© ONDIF

Mais l'enthousiasme de ce public se manifestera plus tard avec un singulier à-propos quand le chef fera applaudir les pupitres d'une formation qui s'est montrée, ce soir encore, sous un jour particulièrement flatteur. Non que l'ONDIF, comme on l'appelle, soit les Wiener Philharmoniker ; il n'en a pas le luxe de cordes câlines et soyeuses, pas la petite harmonie si distinctive, mais il est l'exemple parfait d'un outil malléable, à la technique sûre, à l'attention soutenue, dont les solistes ont une personnalité attachante dont ils ne profitent pas pour tirer la couverture à eux. On l'oublie trop souvent, mais le fondement de la vie musicale est là et dans la programmation...

Et ce soir, on n'était pas forcément très content de voir programmée la suite pour orchestre que Richard Strauss a tiré du Chevalier à la rose – à part bien évidemment le passage où il cite la fin de son opéra qui est l'une des plus belles musiques qui soient, mais ce qui précède et suit ce passage magique a l'élégance d'un bal bavarois recouvert de crème chantilly et rien de l'« ivresse et volupté » promises par le titre donné à ce concert. L'allant, l'enthousiasme, la virtuosité de l'ONDIF et de Lio Kuokman sont incontestables, malgré un embonpoint sonore un peu trop opaque en certains passages. On aurait davantage apprécié entendre une œuvre puisée dans le grand fond musical patrimonial français trop délaissé.

La Valse de Ravel qui suit montre ce qui différencie un fabuleux orchestrateur d'un génie de l'orchestre : gras et sucre s'envolent pour un orchestre transparent, étincelant, idéalement spatialisé pour le public qui a la chance de ne pas être assis de chaque coté de l'orchestre. Vainqueur en 2014 du Concours Evgeny Svetlanov, Lio Kuokman « attaque » sans doute un peu trop fort cette Valse en laissant les contrebasses « trop jouer », mais il prend un tempo rapide qu'il tient avec une pulsation irrésistible, jusqu'à la fin apocalyptique de la pièce, en sachant parfaitement gérer la pulsation et le métronome, les articulations, la dynamique et la balance orchestrales pour pousser l'orchestre à son paroxysme tout en laissant les musiciens jouer. Il devrait cependant regarder quelques vidéos de Svetlanov ou de Pierre Boulez pour comprendre qu'il pourrait obtenir le même résultat en faisant de bien moins grands gestes. 

Jonathan Fournel et l'Orchestre national d'Île-de-France à la Philharmonie
© ONDIF

Il n'empêche que Lio Kuokman est un chef, un vrai chef. En première partie, son accompagnement du Concerto pour piano n° 2 de Brahms était exemplaire. Jonathan Fournel joue avec une sonorité à se damner. Son empreinte physique dans le clavier est aussi stupéfiante que la puissance instantanée qu'il peut en tirer sans une once de dureté : c'est l'un des plus beaux sons de piano contemporain – digne d'un Freire dont il a l'élasticité, d'un Arrau la rondeur, d'un Gilels le son d'or liquide. Cette somptuosité pianistique, que quelques petits accrocs n'égratignent en rien, est mise au service d'une compréhension parfaite d'une œuvre qui « hésite » entre la symphonie concertante et la primauté donné au soliste. Avec un chef et des musiciens à l'écoute, réactifs, Fournel est le primus inter pares dans l'orchestre et ce héros qui conduit le discours à son apothéose. La façon avec laquelle il a tout d'un coup soulevé de terre la salle à la fin du premier mouvement, dont il a émergé de l'orchestre tout de lumière dans une phrase si lyrique du deuxième, dont sa sonorité a rayonné dans le troisième (formidable violoncelle solo) et dont il a fait danser gracieusement mais avec force et détermination le finale resteront dans les annales, comme un Ich Ruf' Zu Dir, Herr Jesu Christ de Bach donné en bis qui n'était que vibrations flottant entre terre et ciel.

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