Le public tarde à prendre place dans l'Auditorium de la Fondation Louis Vuitton qui semble aussi neuf qu'au premier jour, malgré une utilisation soutenue, comme le grand hall dont le dallage de pierre luit déjà de cette usure magnifique qui lui vient des incessantes allées et venues des visiteurs de ce lieu d'exposition couru : en le contemplant dans la lumière rasante du jour déclinant, on pensait à l'Éloge de l'ombre de Junichirô Tanizaki, à ce passage où le grand écrivain (et premier traducteur de Proust en japonais) se laisse aller à la rêverie en fondant son regard dans la douce lumière qui émane des parties usées par les mains d'une théière de fonte, parties qui portent en elles le souvenir de vies enfuies et peut-être d'une civilisation qui se meurt en ce début des années 1930. 

Krystian Zimerman
© Bartek Barczyk

Sans plus de cérémonie qu'il n'en faut, les musiciens entrent sur scène. Krystian Zimerman ferme la marche d'un pas débonnaire, un peu en retrait de la violoniste Marysia Nowak, de l'altiste Katarzyna Budnik et du violoncelliste Yuya Okamoto, passe derrière le piano pour rejoindre ses collègues et saluer. Sa coiffure n'a pas changé depuis ses jeunes années, mais ses cheveux sont devenus d'une blancheur aussi immaculée que sa barbe. Ils s'installent, attendent de longues secondes que la musique puisse venir à eux. 

Zimerman lance le premier accord du Quatuor avec piano op. 60 de Brahms auquel répondent les trois cordes. C'est d'une beauté plastique sidérante, mais on regrette que ce premier accord qui doit harmoniquement être là sous les cordes soit englouti par elles qui dominent acoustiquement un clavier qui jamais ce soir ne les dominera, bien que Zimerman le fera sonner avec une plénitude admirable : on se le remémore au Théâtre de la Ville, voici quasi quarante ans, Steinway grand ouvert ne couvrant jamais la violoniste Kyung-Wha Chung dans la Sonate de Franck, alors même qu'il jouait en grand angle, privilège des instrumentistes en pleine possession d'une technique pianistique parfaite et d'une oreille amoureuse de ses partenaires. 

Cette entrée en matière de l'Opus 60 devient ce soir un rideau de théâtre qui s'ouvre cérémonieusement sur deux œuvres qui ont une histoire particulière inscrite dans l'imaginaire des mélomanes français qui les ont découvertes bien plus tard au concert que sur disques, histoire inscrite dans la partition même et plus encore dans la façon dont elle a été incarnée par quelques musiciens d'exception dont l'histoire personnelle s'est fondue dans celle du XXe siècle et dans celle de l'Allemagne musicale de la fin du XIXe. Le chemin pris par Zimerman et les musiciens réunis ce soir n'empruntera ni la voie prise par Arthur Rubinstein et les Guarneri, ni celle assez proche prise par Rudolf Serkin avec les Busch comme par leurs successeurs passés par le Festival de Marlboro aux États-Unis. Ce soir, l'histoire repart de zéro.

Bien qu'il se mette en retrait, que les trois cordes parlent chacune au présent de l'indicatif, Zimerman est le guide qui donne le ton. Tout d'intériorité fuyant l'énergie et les accents comme le creusement des phrasés, il économise ses gestes au maximum, joue comme s'il découvrait la musique dans le temps de la lecture. Sa sonorité est mate, limitée en couleurs et en articulations, elle a quelque chose de pauvre, d'ascétique, de franciscain si l'on veut, se refusant à la sensualité comme au moindre frémissement, au moindre abandon, au moindre éclat... dont les cordes et particulièrement le violoncelliste Yuya Okamoto ne se privent pourtant pas dès qu'elles le peuvent.

C'est étrange : ni sec, ni froid, fauréen a-t-on envie de dire, avec des moments de pure beauté, et en même temps cette lecture tient à distance le public qui ne fera pas un triomphe bien prolongé à l'Opus 26 qui pourtant appelle les applaudissements. Une lumière crépusculaire baigne ce Brahms, compositeur méfiant qui abuse parfois du « non troppo » dans ses indications. Ne pas aller trop loin est une bonne chose. Est-ce une raison de ne pas aller aussi loin qu'il le faudrait dans l'expression tourmentée et énergique d'une musique qui l'est aussi et même tant ? Ce soir, on admire un magnifique tableau automnal qui ne sent ni les feuilles mortes, ni la mousse, ni les champignons, ni ne fait l'éloge de l'ombre, faute de lumière pour la faire vivre. 

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